J’avais demandé à ma mère des tartines et un thermos de limonade parce que les gens qui creusaient la route devant notre maison, en avaient aussi. Et comme je pouvais aller les aider, je ne voulais pas rater cela.
Malgré mes cinq ou six ans, je me souviens encore précisément des grosses pelletées, qu’ils expédiaient dans les airs du fond de la tranchée et qui séchaient lentement au soleil avant de se désagréger en sable meuble. Pendant les brèves pauses que les cantonniers s’accordaient, j’étais autorisé à descendre avec ma petite pelle dans le profond trou où ils dégageaient des câbles. Il y flottait une puissante odeur terreuse. Cela ne sentait pas du tout comme dans le bac à sable de la maison, rempli de fin sable jaune. Le sable jaune est un sable mort, amas de minuscules grains inodores et insipides. Alors que là, entre les couches de terre noires et brunes, il régnait des effluves de marais et de feuilles mortes, une agréable fraîcheur fleurant la décomposition et l’éternité. Mais cela, je ne l’ai réalisé que plus tard.
Les associations avec les parfums de la terre me sont restées. « Notre mère la terre », dit l’expression. Mais pour moi, elle est liée aux hommes. Son odeur fait partie d’une palette olfactive où elle côtoie les arômes rouillés du fer, les relents douceâtres de l’huile et les senteurs sèches et mordantes du ciment.
Des hommes et des machines
Le monde des travaux routiers est un monde physique : on y déplace des montagnes, littéralement parfois. Peuplé d’hommes en tenue fluo et casque jaune, il abrite aussi une profusion d’engins et d’équipements.
Ces machines échappent, pour la plupart, à l’entendement du profane. Si la fonction d’un bulldozer ou d’une épandeuse d’asphalte est encore assez facile à deviner, les choses se compliquent déjà dans le cas du pulvérisateur-mélangeur, du compacteur à pieds de mouton ou du grappin de démolition et de tri. Mais que dire alors d’un tombereau à chenilles, d’une chargeuse à direction par ripage ou d’un appareil pour aqueduc-siphon ? Et c’est sans compter avec les nombreux accessoires dont ces engins peuvent être équipés : tambours rotatifs pour pelles ou chargeurs, trémies basculantes, allonges pour flèche de grueŠ
C’est une sorte de Playmobil pour adultes. Pour adultes de sexe masculin, car la construction de routes demeure par excellence une affaire d’hommes. Au siège central des entreprises de ce secteur, il arrive que l’on trouve des femmes, jusqu’au plus haut niveau même, mais une fois sorti des bureaux, les femmes se comptent sur les doigts de la main. Entrez donc dans une baraque de chantier au hasard : les seules femmes que vous y verrez, sont punaisées aux murs.
A mobilité croissante, usure galopante
En dépit de toutes les campagnes et initiatives des pouvoirs publics, la mobilité ne cesse de s’intensifier. Toutes ces voitures en plus et tous ces kilomètres en plus ne font qu’accélérer l’usure des chaussées. Parallèlement, la densité accrue du trafic amplifie les embarras engendrés par les travaux routiers : nos routes sont au bord de l’asphyxie et chaque entrave à la circulation provoque de longues files. Les chantiers routiers portent atteinte à l’une des libertés fondamentales de la société moderne : celle de se déplacer à sa guise.
Les pouvoirs publics allouent dès lors aux entrepreneurs un budget « bouchons » fixant le nombre d’« heures perdues dans les ralentissements » qu’ils peuvent causer. Pour respecter ce critère, il leur faut de plus en plus souvent travailler le soir et la nuit. Mais ce n’est pas toujours possible : lors de l’asphaltage de la branche ouest du Ring d’Amsterdam, la circulation fut complètement bloquée pendant un mois et demi dans un sens, puis dans l’autre. Les autorités louèrent les services de Paul de Leeuw, amuseur public bien connu aux Pays Bas, afin qu’il apaise de ses chansons la frustration prévisible des automobilistes. Mais les encombrements redoutés ne se produisirent pas. Depuis, les experts en trafic parlent, à juste titre, du « miracle de l’A10 », car personne ne sait exactement où étaient passés tous les automobilistes qui, en temps normal, empruntaient cette route. Il est clair, par contre, que la vaste campagne d’information menée à ce propos a porté ses fruits : quand on les prévient que des travaux sont effectués sur telle ou telle route, les gens adaptent leurs trajets en conséquence.
Le problème est encore plus criant sur les axes qui, à l’instar du Ring d’Anvers, drainent un trafic international. On a ainsi attribué au renouvellement de la couche de roulement de la route la plus fréquentée de Belgique un délai supérieur à une année de juin 2004 à septembre 2005. Pour éviter que la Métropole et le reste du pays ne succombent à une « congestion routière », on a érigé des ponts provisoires afin d’aménager un itinéraire de délestage complet. Mais celui-ci est trop étroit et il faut donc inciter un maximum d’usagers de la route à laisser leur voiture au garage. Pour cela, on met à contribution toutes les techniques modernes de communication : vidéos sur Internet, points de contact, brochures, bulletins d’information et campagnes publicitaires internationales. En effet, il convient d’avertir non seulement l’automobiliste belge, mais aussi le touriste étranger. Le succès de l’opération est contesté par les commerçants anversois qui pleurent l’accessibilité perdue de leurs boutiques.
L’électronique à la rescousse
Une fois l’asphalte (Pays-Bas) ou le béton (Belgique et Grand Duché de Luxembourg) éventré, l’on peut en profiter pour y enfouir des appareils électroniques. Les plus répandus sont les boucles de comptage de véhicules. Entièrement automatisées, elles transmettent leurs données à une centrale qui ralentit le trafic lorsque celui-ci est trop dense. Elle utilise pour ce faire les panneaux matriciels fixés aux portiques qui enjambent les chaussées.
Ces panneaux viendront également à point la prochaine fois que des travaux devront être effectués. Auparavant, les chantiers étaient annoncés à l’aide de panneaux fixés à un pied en béton de trente kilos. Comme ils devaient être disposés de part et d’autre de la route, deux hommes étaient chargés de coltiner ce fardeau de l’autre côté de la route, ce qui les obligeait à se frayer un chemin à travers le trafic. Une corvée qui n’était pas toujours sans danger.
Aujourd’hui, pour signaler qu’un tronçon est barré, il suffit à un opérateur d’appuyer sur un bouton depuis la centrale et une croix rouge apparaît sur le panneau matriciel, bannissant tout trafic du tronçon concerné. Ce n’est qu’après que les barrières mobiles entrent en action : il s’agit d’un camion avec une remorque équipée d’une grande flèche lumineuse. Cette dernière est montée sur un coussin amortisseur de trois mètres : bourré de ressorts et de structures alvéolées en aluminium, dont la fonction est d’arrêter les automobilistes qui ignorent les indications affichées au-dessus de la route.
Réseau routier en réfection permanente
Des années après mes tartines, ma limonade et mon coup de main aux cantonniers qui pelletaient devant la maison de mes parents, je me suis demandé s’il pouvait y arriver un moment où toutes les routes seraient réparées. L’élève du secondaire que j’étais alors, songeait qu’il devait bien y avoir un moyen pour qu’un beau jour, dans le pays entier, toutes les tranchées aient été rebouchées, tous les échafaudages, démontés et tous les tas de sable, nivelés. Pour que, ne seraitce que temporairement, ne serait-ce qu’un jour seulement, le calme règne partout. Avant que les travaux ne reprennent leur petit bonhomme de chemin.
Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé combien cette idée était nostalgique. Jadis, le réseau routier restait en l’état, immuable des décennies durant, comme pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. A l’époque, tout le monde était persuadé que l’avenir, c’était le train, et l’on ne se souciait plus de construire ou de réparer des routes. Pour comprimer les frais de leur entretien, on a même été jusqu’à les rétrécir çà et là. Le calcul se révéla faux et avec le vingtième siècle débuta pour le réseau routier une phase de travaux permanents. Le nombre de bandes de circulation a doublé, triplé, voire quadruplé. Et à chaque nouvelle intervention, le tracé de la chaussée se fait un peu plus rectiligne. Lorsque les ouvriers routiers en ont fini et que la nouvelle route étire son ruban bien droit de bitume luisant, il ne subsiste plus la moindre trace de l’ancienne. Il n’est même plus possible de s’en figurer les particularités, quand bien même vous vous êtes efforcé de les graver dans votre mémoire pendant les travaux.
A la construction fait suite la forme la moins spectaculaire des travaux routiers : l’entretien. Désherbage à la brosse, colmatage des nids-de-poule, taille de la végétation bordant les routes, remplacement des lampes usées. Moins dures que l’asphaltage ou le terrassement, ces tâches n’en sont pas moins essentielles.